|
LUIGI VERDI, Organizzazione delle altezze nello spazio temperato, Treviso, Associazione musicale "Ensemble '900", 1998, 382 pp.
Recensione di Nicolas
Meeùs, in Il
Saggiatore Musicale, VI, 1-2, 1999, pp.339-41
Une des caractéristiques du siècle qui s'achève, c'est
la diversité des courants musicaux qui l'ont traversé. Les synthèses
historiques, qui ne manqueront pas de fleurir à l'occasion de ce tournant du siècle
et du millénaire, offriront sans doute des points de vue contrastés, sinon
contradictoires, sur l'importance relative des mouvements et des tendances qu'ils
choisiront d'illustrer. Luigi Verdi ne fait pas œuvre d'historien et cette
remarque préliminaire pourrait sembler hors de propos, si ce n'est qu'au
travers d'une étude générale de l'organisation des hauteurs dans l'espace
tempéré l'auteur propose indirectement une lecture inhabituelle, originale, de
l'évolution de la musique au XXe siècle. Le choix des compositeurs cités et
discutés en témoigne: à côté de noms aussi indubitablement prestigieux que
ceux de Scriabine, Stravinsky, Schönberg, Bartòk, Debussy, Ravel ou Messiaen,
on en trouve d'autres dont la place, dans des points de vue historiques plus
conventionnels, resterait sans doute de second rang ou même marginale: Herbert
Eimert, Joseph Mathias Hauer, Ferruccio Busoni, Heinrich Simbriger, Nicolai
Obukhov, Nicolai A. Roslavetz, Boleslav L. Javorsky, Vito Frazzi et d'autres.
C'est qu'en réalité Verdi consacre sa recherche à des techniques particulières
de l'organisation des hauteurs, fondées sur des principes de symétrie, de réversibilité,
de jeux de permutation etc., plutôt que sur des considérations acoustiques. Il
rappelle à plusieurs reprises que ces techniques sont anciennes, qu'elles
appartiennent è une tradition pythagoricienne qui remonte à l'Antiquité et
dont on peut déceler la présence tout au long de l'histoire de la musique.
Mais il faut reconnaître que ce n'est qu'au XXe siècle que ces techniques,
jusqu'alors marginales, ont pris l'importance qui justifie un ouvrage comme
celui-ci. Il faut souligner d'ailleurs le pythagorisme de Luigi Verdi lui-même,
qui accorde manifestement une importance considérable aux aspects numériques
des matières dont il traite. Il parait penser que la musique est gouvernée par
des lois numériques plutôt que par des lois physiques.
Son
ouvrage commence par ces mots: "Una conoscenza approfondita delle leggi
numeriche che governano certi fenomeni di aggregazione dei suoni è
indispensabile per una più corretta comprensione dei fenomeni stessi; in numeri
è traducibile l'armonia, la melodia, il ritmo, la forma" (p.5).
Il y a là un
refus implicite de prendre en compte l'aspect acoustique des phénomènes
musicaux. La démarche de l'auteur est cohérente de ce point de vue, mais elle
mène à des réflexions assez étonnantes, par exemple lorsqu'il suggère de
comprimer les 48 notes de la tessiture centrale théorique d'une symphonie de
Mozart "all'interno di una sola ottava, con effetti sorprendenti"
(p.18). Que les effets soient surprenants, voilà qui parait probable; mais on
peut s'interroger sur l'intérêt de cette expérience qui aurait pour effet de
transformer l'octave en tierce mineure (12/4 = 3 demi-tons), la quinte en une
petite seconde majeure (7/4 = 1,75 demi-ton) etc., sans tenir aucun compte de la
valeur de consonance des intervalles qui, pourtant, avait sans doute été déterminant
pour les choix de Mozart. Verdi consacre un paragraphe à la question de la
consonance, mais ce passage est beaucoup trop superficiel.
On
y lit par exemple avec surprise que "nessuno, prima di Hindemith, si era
occupato seriamente del problema della classificazione delle tensioni
intervallari" (p.71).
Sauf erreur, la classification des consonances et des dissonances a occupé
les théoriciens de la musique depuis l'Antiquité. En outre, les théories de
Helmholtz ont initié, dès la seconde moitié du XIXe siècle, un mouvement de
réflexion sur les aspects physiques du phénomène de dissonance qui a nourri
une bonne part de la réflexion théorique de notre siècle. La pensée
pythagoricienne se caractérise notamment par une visée universalisante. Verdi
n'y échappe pas: à plusieurs reprises, il semble penser que les théories qu'il
expose, loin d'être liées à l'Occident et à notre siècle, ont une portée
universelle. C'est le cas par exemple du principe de l'identité des sons à l'octave.
"L'ottava
- écrit-il - fu individuata sin dall'antichità come un intervallo naturale
perfetto e nella sua cornice si sono inquadrati tutti i sistemi musicali.
L'accettazione della ottava come prima divisione fondamentale del continuum
risiede in una precisa legge fisica..." (p.9).
La loi physique en question
(qui serait nécessairement liée à une définition de la consonance) n'est pas
exposée, mais l'auteur propose à sa place une description pythagoricienne fondée
sur les rapports simples: "è stato più volte verificato che i suoni a
distanza di ottava si succedono secondo l'intervallo matematicamente più
semplice, esprimibile con i numeri interi più piccoli" (ibid.).
Je serais plus réservé sur
ce point: les rapports simples, en réalité, n'ont un rôle en musique que
parce qu'ils fondent la série harmonique; ils ne jouent un rôle important, en
d'autres termes, que dans les musiques qui privilégient les sons à parties
harmoniques, donc les émissions vocales et instrumentales stables et soutenues.
Ce n'est certainement pas le cas de musiques non européennes qui favorisent au
contraire les émissions rauques ou les sons de percussion - et où l'octave ne
joue pas un rôle primordial. Verdi ajoute encore que "gli spazi acustici
non ottavianti ... non rispetta[no] le condizioni di propagazione del
suono" (p.10); mais la propagation du son n'a certainement rien à voir
dans cette affaire. Verdi présente le domaine sonore comme un continuum qui
peut être divisé en intervalles égaux: 'espace tempéré', dans le titre de
l'ouvrage, doit se comprendre de toute évidence comme 'espace tempéré éga1';
il n'est pas question d'autres formes de tempérament. L'espace tempéré peut
être articulé en outre par le principe de l'identité des sons à l'octave,
qui justifie à son tour les notions de classes de hauteurs, de classes d'intervalles,
de transposition, d'inversion, de permutation etc., bien connues depuis le développement
de la set theory par Milton Babbitt, puis par Allen Porte aux Etats-Unis. Il
faut répéter que les considérations acoustiques n'interviennent pratiquement
pas dans cette théorie. Les notions de consonance et de dissonance n'y sont
pratiquement pas prises en compte et le principe d'identité des sons à l'octave,
qu'une pensée plus physicaliste ou plus rationaliste appuierait sans doute
fermement sur l'idée de consonance, est posée ici comme un axiome (p. 10). La
division de l'octave en douze parties égales est considérée comme arbitraire
(ibid.), ce qui n'est pas tout à fait exact: elle repose plus probablement sur
la constatation empirique du fait qu'un cycle de quintes boucle presque
exactement sur lui-même (à un comma pythagoricien près) après douze degrés,
alors qu'il faut pousser ensuite à 41 ou è 53 divisions pour trouver un résultat
plus favorable. Luigi Verdi consacre le premier chapitre de son ouvrage è une
théorie générale de l'organisation des hauteurs qui se rapproche de la set
theory américaine, è laquelle il se réfère à plusieurs reprises. Cette théorie
est complétée, au chapitre 11, par des "Lineamenti di tecnica
combinatoria" et, au chapitre V, par une "Classificazione degli
insiemi". L'exposé est systématique et constitue une introduction è la
fois simple et complète à cette théorie. Le chapitre III propose "Alcune
applicazioni pratiche"; bien que l'auteur parle ici de "tecniche
analitiche", il apparaît qu'il s'agit dans son esprit de techniques de
composition autant que d'analyse. Ou s'il s'agit de procédures analytiques,
elles sont de celles que Jean -Jacques Nattiez qualifierait de "poïétiques",
visant à reconstituer a posteriori des démarches compositionnelles réelles ou
supposées. C'est cet aspect poïétique qui me parait constituer l'élément le
plus intéressant de l'ouvrage, parce que, comme je l'ai dit en commençant, il
correspond à un regard inhabituel jeté sur l'histoire de la musique du XXe siècle.
Le dernier chapitre, intitulé "La reversibilità del tempo musicale",
est dans une certaine mesure hors sujet, puisqu'il concerne l'organisation des
durées plutôt que celle des hauteurs. Il éclaire cependant l'ensemble de l'ouvrage,
d'une part parce que c'est ici que Verdi se déclare le plus nettement
pythagoricien, d'autre part parce qu il montre que ce qui intéresse particulièrement
l'auteur, et qui constitue peut-être le sujet véritable de ce livre, ce sont
les questions de réversibilité et de symétrie, tant dans le domaine des durées
que dans celui des hauteurs. L'apport le plus intéressant de l'ouvrage se
trouve dans les chapitres à visée historique. Le chapitre IV, "Cenni
storici", propose un survol de l'histoire des théories auxquelles ce
volume est consacré, depuis les échelles de Busoni en passant par les travaux
de J. Murray Barbour, de Hauer, de Simbriger, d'Edmond Costère et de Giuseppe
Savagnone, jusqu'à la set theory américaine; ce survol est complété par une
brève description de théories et de réalisations russes et ukrainiennes dans
la lignée de Scriabine. Le chapitre VI, "Le scale simmetriche nella musica
del XX secolo", passe en revue des théories de la division de l'octave en
parties égales (Domenico Alaleona, Nicolas Slonimsky, Joseph Schillinger), des
modes à transposition limitée (Messiaen), des systèmes microtonaux (Alois
Haba, Ivan Vichnegradsky), des échelles symétriques fondées sur la septième
diminuée, sur les cycles de tierce, sur les tons entiers, sur le mode
octophonique, sur la quinte augmentée. Il est difficile de juger aujourd'hui de
l'importance réelle de ces procédés dans l'oevre des compositeurs chez qui on
peut les déceler: le recul est encore insuffisant.
Luigi
Verdi est conscient de cette difficulté; sa conclusion se fait plus réservée
(p.352): "Possiamo paragonare molti sistemi di organizzazione musicale
post-tonale all'Esperanto, cioè ad una lingua la cui grammatica sia stata
costruita a priori, e che per questo non possa essere parlata che da
intellettuali ... Con questo non si vuole negare l'importanza dei sistemi
musicali costruiti a priori. La nostra epoca presuppone proprio questo: che il
compositore senta la necessità di costruire un proprio sistema tale da creare
le condizioni per il nascere della sua propria letteratura personale: il suo
sogno, la sua utopia, è proprio di far sì che un sistema costruito a priori
possa originare una letteratura che non sia solo personale, ma universale".
C'est aux époques ultérieures qu'il appartiendra de juger si ce
programme a été réalisé. L'ouvrage de Luigi Verdi constitue une bonne
introduction aux techniques de la set theory. Il jette un regard original sur un
aspect non négligeable de la musique de notre siècle et attire l'attention sur
des compositeurs et des théoriciens russes et ukrainiens qui restent trop peu
connus en Occident. Il est complété par une bibliographie et un index des noms
qui en font un outil utile pour la recherche ultérieure. Il faut souligner
enfin la qualité matérielle de la fabrication de ce livre: l'impression des
textes, des exemples musicaux et des figures est irréprochable, le papier et la
reliure sont particulièrement agréables.
Nicolas MEEÙS
Paris
|
 |